«Qu’est ce qui a changé depuis Galilée ?»
Les scientifiques ne sont certes aujourd’hui plus condamnés, mais leurs messages d’alerte en matière d’environnement sont trop souvent ignorés, affirme dans une carte blanche un collectif de dix auteurs francophones et néerlandophones. Une carte blanche publiée par Le Soir le 10 juillet 2020 (*), cosignée depuis par près de 200 personnes issues de secteurs très variés (santé, enseignement, recherche universitaire, entreprises, associatif, culture,…).
NL-versie beschikbaar via :
Co-auteurs :
– Michel Cordier, promoteur du « Forum pour la Transition ».
– Leo Van Broeck, ex-Bouwmeester du Gouvernement flamand, CEO de BOGDAN & VAN BROECK, professeur d’architecture (KU Leuven).
– Roland Moreau, président du Club of Rome EU-Chapter, représentant d’IEW au Conseil économique social et environnemental de Wallonie.
– Bernard Hubeau, ex-Vlaams Ombudsman auprès du Parlement flamand, co-président Grootouders voor het Klimaat, professeur émérite Faculté de Droit (U.Antwerpen) et Faculté de Droit et de Criminologie (VUB).
– Adélaïde Charlier et Anuna De Wever, co-organisatrices de Youth for Climate
– Bernard Mazijn, Universiteit Gent / Instituut vóór Duurzame Ontwikkeling vzw
– Pascal Mailier, Chef de Travaux à l’Institut royal météorologique de Belgique, membre de Scientists for Climate (https://www.scientists4climate.be/ ).
– Karel Arnaut, maître de conférences en anthropologie (KU Leuven).
– Mateo Cordier : bio-ingénieur (Gembloux Agro-Bio Tech), maître de conférences en économie écologique (Université de Versailles, Université Paris-Saclay).
1616-2000 : Copernic et Galilée
En 1616, les savants « héliocentro-sceptiques » firent condamner le système astronomique de Copernic par l’Église. Galilée s’attaquera à son tour à ce qui était alors un dogme, et sera condamné en 1633 par l’Inquisition à une peine de prison aussitôt commuée en assignation à résidence avec isolement et interdiction de visite et de courrier.
Trois siècles et demi plus tard (1981), le pape Jean-Paul II nomma une commission d’étude papale interdisciplinaire pour étudier la controverse ptoléméo-copernicienne. Après l’achèvement des travaux de la commission onze ans plus tard, le pape Jean-Paul II déclara dans son discours de 1992 à l’Académie pontificale des sciences que la souffrance de Galilée aux mains de certains individus et institutions ecclésiastiques était tragique et inévitable, et qu’elle était la conséquence d’un malentendu mutuel à l’époque entre les théologiens de l’Église et les nouveaux scientifiques tels que Galilée. Ce n’est que le 12 mars 2000 que l’Église présentera des excuses officielles à Galilée, dans le cadre de la liste des péchés commis par l’Église catholique au cours des vingt derniers siècles.
1972-2012 : « The limits to Growth »
En 1972, le MIT publie son Rapport au Club de Rome : Les limites de la croissance. Comment cela est-il reçu ? En 2011, Isabelle Cassiers et Géraldine Thiry ont fait les réflexions suivantes, éclairantes et d’une actualité saisissante :
« Les voix qui (…) mettent en garde contre l’impossibilité d’une croissance infinie dans un monde fini (…) sont [alors] minoritaires. Si elles sont favorablement accueillies par une fraction de la population (mouvements étudiants, vague hippie, expériences d’autogestion), elles seront refoulées par la crise économique qui secoue le monde occidental à partir de 1973. Celle-ci replonge brutalement chaque acteur dans la logique de sa stratégie antérieure : les entreprises veulent sauver leurs profits ; les syndicats tentent d’éviter la baisse des revenus salariaux ; les aspirations alternatives sont mises en berne par une population préoccupée par son emploi ; l’Etat ne peut assurer ses fonctions de relance économique et de politique sociale sans le maintien d’une assiette fiscale, et donc sans croissance (…). Pendant les trente années suivantes, les gouvernements, encouragés par les grandes institutions, (…) [tenteront] sans relâche de renouer avec la croissance (…). Pourtant, celle-ci devient plus explicitement problématique : atteinte des limites écologiques, montée des inégalités réduisant la légitimé du processus, destruction de plus en plus flagrante de certains aspects de la qualité de vie [1] ».
Les sceptiques affirmèrent dans les années 70 : il n’y a pas de limites effectives. Puis dans les années 80 : peut-être y a-t-il des limites, mais elles sont loin. Et dans les années 90, leurs propos évoluèrent encore : les limites sont peut-être proches, mais la technologie et les marchés vont les déplacer. Et enfin dans les années 2000 : peut-être que la technologie et les marchés n’ont pas encore résolu les problèmes mais avec plus de croissance, ‘‘ça va aller!’’[2]
En 2012, un des auteurs du Rapport de 1972 (Jorgen Randers[3]) publiera »2052 : A Global Forecast for the Next Forty Years » (2052 : Une projection mondiale pour les 40 prochaines années)[4]. Randers, volontiers provoquant, sur base de son expérience de 40 ans, y affirme son scepticisme : « Voilà ce qu’il conviendrait de faire, mais cela n’arrivera pas.»[5]Miser sur l’éducation pour inverser les tendances ? Il n’y croit plus. Faire peur comme par exemple aux USA en soulignant les dangers des ouragans ? Il n’y croit plus non plus. Convaincre le monde politique ? Nos systèmes de décision politiques (démocraties nationales) et économiques (capitalisme), rivés sur le court terme (maximum 5 ans) ne sont pas adaptés pour prendre en compte suffisamment les défis à long terme. Les systèmes politiques et économiques s’entendent et se renforcent mutuellement pour se concentrer sur le court terme. A tel point que l’auteur estimait que « parler avec les politiciens est une perte de temps ». Tenter d’irriter les citoyens pour provoquer une réaction ? Peut-être. C’était le but déclaré de son livre. Depuis, de nombreux ouvrages projetant une nouvelle vision d’avenir ont suivi[6].
2020 : Les limites de la planète
Où en sommes-nous quelques années plus tard ?
Le tout nouveau Green Deal européen constitue-t-il une avancée ? Certes, oui, mais il reste à voir comment il sera mis en œuvre vu le contexte économique post-pandémie. La présentation par Ursula von der Leyen le 11 décembre dernier donnait plein d’espoirs : « Le Green Deal de l’UE est notre nouvelle stratégie de croissance, une stratégie de croissance qui redonne plus qu’elle ne retire. » Mais il est immédiatement apparu que les organisations patronales en particulier interprétaient cela comme un simple plan de développement économique « durable » (et donc de croissance), plutôt que comme une stratégie en rupture avec le modèle économique actuel (souvent présenté comme le seul possible – le dogme ?).
Par ailleurs, d’autres plans centrés sur la protection de notre environnement – réduction de la pollution, préservation de la biodiversité, accès aux ressources naturelles, atténuation des changements climatiques, etc. – sont vite taxés d’« Écolo » ou « trop à gauche » par certains milieux économiques et politiques. Cela suffit, dans leur esprit, à les rejeter, considérant ces plans comme « politiquement orientés », peu sérieux, voire irresponsables et impossibles (« irréalistes ») à mettre en œuvre car entrant en conflit avec le modèle actuel.
Il s’agit pourtant de la défense de notre patrimoine naturel (notre environnement et notre santé), essentiel à la production économique et à toute existence (humaine, animale, végétale et fongique). Tout au long de l’année 2019, les jeunes n’ont cessé de le rappeler en hurlant : « SVP, écoutez les scientifiques ! »
En mai dernier, lors de la présentation d’un plan alternatif « pour le monde d’après[7] » à des décideurs belges, des scientifiques qui y ont contribué se sont entendu dire de la part d’un d’entre eux : « Vous n’êtes pas des ‘’scientifiques neutres’’ car vous portez une parole politique. »
Voilà une bien étrange critique envers ceux qui étudient les changements environnementaux à venir et nous alertent sur base de faits et d’observations qui les poussent à proposer des pistes pour nous éviter d’aller « droit dans le mur » ! Ces propos nous ont pour le moins interpellés, et même choqués. Dire que les « vrais scientifiques » n’ont pas à porter une parole politique est très particulier. Les virologues qui ont conseillé nos gouvernements (et se sont à certains moment distanciés de certaines de leurs décisions) ont-ils « porté une parole politique » ? Les scientifiques – lanceurs d’alerte – qui mettent en évidence des faits ne peuvent-ils en tirer des conclusions et les défendre pour orienter la gestion de la cité ? Ne sont-ils pas aussi des citoyens ? Doivent-ils être membres d’un parti pour être entendus dans son enceinte, au risque d’être alors ignorés à l’extérieur ? Ou certains dirigeants ne pourraient-ils plus supporter la contradiction ? Voici un débat important sur le fonctionnement de la démocratie et de la prise de décision dans notre monde complexe.
Qu’est-ce qui a changé depuis Galilée ?
Galilée n’a pas été condamné parce qu’il était un scientifique, mais parce qu’il s’est attaqué à un dogme. La question est donc de savoir, près de quatre siècles plus tard, quel dogme les scientifiques attaquent-ils ? Et qui est « l’Église » en 2020 qui veut défendre ce dogme ?
Les scientifiques ne sont certes plus condamnés, mais leurs messages d’alerte en matière d’environnement (pas seulement le climat et la santé) sont trop souvent ignorés. Dans combien d’années les décideurs d’aujourd’hui regretteront-ils d’avoir ignoré la science ? Sera-t-il suffisant pour eux de s’excuser ?
Ce 30 juin, la Première ministre néo-zélandaise Jacinda Ardern a présenté les “Prix du Premier ministre pour la science” en Nouvelle-Zélande. Dans son discours, elle a fait l’éloge des scientifiques et des communicateurs scientifiques[8] : « La science est fondamentale pour transformer notre économie… Et tout aussi important pour la découverte scientifique est l’engagement du public envers la science. … Sans nos communicateurs qui informent publiquement, expliquent, enseignent, décodent, contrent la désinformation et débattent des questions scientifiques, beaucoup resteraient dans un espace où ils ne disposent pas des informations dont ils ont besoin, ce qui conduit à faire de mauvais choix en des temps cruciaux« . Les dirigeants belges auront-ils le courage d’endosser publiquement ces paroles ?
PS: Il est toujours possible de signer cette carte blanche en remplissant un bref formulaire accessible via https://forms.gle/zgd3PX1W8vgmh1U8A
[1] In : Redéfinir la prospérité, p. 55 (Du PIB aux nouveaux indicateurs de prospérité : les enjeux d’un tournant historique, contribution d’Isabelle Cassiers et Géraldine Thiry), Ed. de l’Aube, 2011.
[2] Dennis Meadows, lors d’une conférence donnée au Bozar à Bruxelles le 22/11/2011, en lien avec le livre « Limits to Growth: The 30-Year Update » (Chelsea Green Publishing, 2004), publié en français sous le titre « Les limites à la croissance dans un monde fini », Ed. Rue de l’échiquier, 2012).
[3]Professeur de stratégie climatique à la Norwegian Business School, Oslo.
[4] Présenté à Rotterdam en 2012. Voir : http://m.youtube.com/watch?v=8qDy0jHo_DQ
[5] Propos tenus par l’auteur lors d’une conférence tenue au Club de Rome à Bruxelles le 20/03/2013.
[6] Entre autres : Prospérité sans croissance : Les fondations pour l’économie de demain. Tim Jackson, De Boeck Supérieur (2017) et, Managing without growth: slower by design, not disaster, Peter A. Victor, Edward Elgar Publishing (2018).
[7] Le Plan Sophia proposé aux autorités belges par le Resilience Management Group, soutenu par plus de 100 scientifiques et 182 chefs d’entreprises rassemblés dans une « coalition des entreprises de la transition écologique » (KAYA). Voir : https://www.groupeone.be/plansophia/
[8] https://www.facebook.com/watch/live/?v=268380814433748&ref=watch_permalink (à partir de 33’30”).