Un petit morceau de tarte

Le temps tourne à la pluie, je suis en manches de chemise et je n’ai pas de paletot.il faut rentrer, quitter ce coin de hautes Fagnes. Mes mains ont viré au bleu comme pour témoigner d’une cueillette prospère et les petites baies sucrées habitent maintenant mes deux seaux métalliques. Les fruits sont destinés à devenir confiture à moins que Mathilde, l’aïeule, ne les transforme en succulente tarte couverte par le sucre impalpable. Le vent s’est levé et la drache aussi soudaine qu’intense me noie en quelques secondes. C’est l’empressement ! Mes pieds trébuchent sur les « tiesses-di-mwêrts », ces traitresses molinies. Piégés, mes pas fréquentent les flaques d’eau. Me voilà complètement aqueux, transi et un peu inquiet car le soir tombe. Un grand épicéa isolé m’accueille et m’offre une relative calle-sèche, j’y échoue, réjoui. Une subtile odeur me surprend : un mélange d’humus, de conifère et de végétaux verts … Soudain, je ressens une forte impression : je ne suis pas seul ! Lentement, je tire mes petites lunettes et passe un mouchoir sur les verres. Aussitôt remises en place, à quelques mètres je vois une chevrette et ses deux faons. Ils sont encore jeunes car de petites taches blanches sont encore partiellement visibles sur leur robe brun-noir. C’est un merveilleux trio. Mes yeux s’y collent car, c’est rare, il est possible d’observer un moment d’allaitement. Eole est avec moi car il transporte mon odeur loin de la scène, préservant les petits cervidés d’une panique certaine. Le temps est suspendu … je ne voudrais pour rien au monde quitter mon refuge et la scène qui s’y déroule. Que voudrais-je dire ma félicité !

 Dommage, le vent tourne, la chevrette pointe ses naseaux et décèle ma présence… C’est la fuite et la rupture de la toile tissée par le sylvestre tableau. Ce n’est pas grave mais les instants vécus – trop courts – furent comblés de coups de sang, d’intensité pure et d’unité. Le petit homme, les animaux, la végétation, la lumière du jour finissant, l’eau de la pluie sont les notes sur la portée d’une symphonie fantastique. Au fond, le jeune Robinson sur la mer fagnarde, espère voir l’hymne prolongé par une multitude de points d’orgue. Mais le rêve s’achève, il faut rentrer. Encore quelques kilomètres puis arrive l’odeur savoureuse du feu de bois réchauffant la petite chaumière. Mathilde attend en se disant « pourvu qu’il ne se soit pas perdu dans la tourbière, pourvu que, pourvu que » … Telle la chevrette, elle s’inquiète de son tout petit. Elle se souvient d’une histoire terrible où des fiancés, Marie et François, sont décédés sur le haut plateau. Toute crainte s’efface quand j’arrive. Ma mère-grand sèche mes cheveux ébouriffés. Elle amène des vêtements secs et verse aussitôt un grand bol de lait encore chaud tiré du pis de Blanchette, la rouge-pie de l’Est. En attendant le retour de Louis, mon grand-père, parti de son côté travailler au bois, je bois et me nourris de l’instant. L’unique ampoule de 25 bougies éclairant la pièce s’allume au moment où l’aïeul rentre, fourbu. Il trouve deux visages réjouis par son retour. Sur la table, le repas du soir fume… et le dessert encore chaud sera une succulente tarte aux myrtilles. La table est luxuriante et l’appétit est bon ! Rien ne sera jeté car Mathilde ne connaît pas le gaspillage. Mes paupières de petit garçon deviennent lourdes. Au plaisir d’une escapade succède celui d’un bon repas avec un délicieux dessert … qui fait les dents bleues. Le lit, toujours très froid dès septembre, est bassiné. Mathilde y passe deux gros fers à repasser toujours de garde sur le poêle à bois, jamais éteint.  Une fois que je suis couché, elle se penche vers moi et, de sa main calleuse, m’offre une caresse dans les cheveux qu’elle complète d’un baiser sur le front. En me quittant, comme à chaque fois, elle me dit « bonne nuit et bon repos mon petit Stotchè ». 

« Quelle belle journée c’était cela ! »  dirait avec raison  l’Ami Julos Beaucarne. Aujourd’hui, 60 ans après l’escapade fagnarde, j’y repense et je sens encore les parfums simples de Dame Nature.  C’est du pur bonheur, sans écran, en prise directe.

Alors, voici un petit quartier de tarte aux ingrédients simples : la joie issue de la nature, le plaisir par la simplicité des loisirs et la plénitude du temps vécu ….C’est pour vous Boubou, Ninette, Gastounet et Féfé, mes tout petits à moi et pour toi qui lis ces quelques lignes …        

Georges C.LOGNAY

Starring :  Mathilde : la grand-mère, Louis : le grand-père et Stotchè, le petit fils. Ninette, Boubou, Gastounet et Féfé, les arrière-arrière-petits-enfants de Mathilde et Louis

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